Lettre d’un jeune engagé au général Pierre de Villiers : nous avons confiance en vous !
« Nous ne faisons pas de politique : nous mourrons pour que
d’autres aient le droit d’en faire. »
Mon Général,
Vous partagez régulièrement vos conseils aux soldats des armées via
vos « lettres à un jeune engagé ». Ces petits billets
s’adressent à vos subordonnés, à ceux qui ont décidé que la France méritait
leur sacrifice, à ceux qui ont fait le choix du sacerdoce militaire, à ceux qui
ont choisi la voie du service et de l’honneur… Bien qu’un grade étoilé nous
sépare, comme vous je fais partie de ceux-là.
C’est donc en cette qualité de jeune engagé et de citoyen français que je
me permets de vous écrire aujourd’hui pour vous apporter mes vues sur la crise
que l’institution militaire traverse. « Pour vous apporter mes
vues ? » Quelle arrogance. À vrai dire, si je prends la
plume, je le fais avant tout au nom de tous mes camarades : je sais que de
nombreux militaires – du caporal à l’amiral, du maréchal des logis au
sous-marinier ou au médecin-chef – se reconnaîtront en ces mots. Je ne fais
qu’exprimer la pensée et le sentiment de notre grande famille.
L’armée française s’est toujours mise au service de la nation en obéissant
aux représentants que celle-ci se choisit. Ceux-ci ont décidé d’engager notre
pays sur plusieurs théâtres, intérieurs et extérieurs, si bien que nos forces
n’ont jamais été aussi sollicitées. Beaucoup de nos régiments sont en
auto-relève, les soldats s’épuisent, se blessent ou sont tués. Mais c’est là
notre rôle.
Nous ne sommes pas exigeants, nous ne demandons pas de salaires
mirobolants, ni de contreparties à tous les sacrifices que nous acceptons de
faire pour la res publica. Fidèles aux consignes du général de
Lattre de Tassigny – « Ne pas subir » -, nous ne
nous plaignons pas. Fiers héritiers du savoir-faire militaire français, nous
savons qu’avec des souliers troués, on peut marcher jusqu’en Russie, qu’avec
des vieux fusils et des âmes exaltées, on peut reprendre une nations à
l’occupant, qu’avec des taxis on peut repousser l’assaillant, que même avec du
matériel désuet, obsolète ou défectueux, nous pouvons remplir notre mission.
Nous le savons et nous nous sommes toujours efforcés de le faire. Sans
rechigner car nous avons confiance dans nos chefs et dans leur discernement.
Mais aujourd’hui, Mon Général, je ne crois pas m’avancer vainement en
déclarant que le doute commence à nous accabler, malgré nous.
Peu importe ce que certains peuvent penser en regardant nos troupes défiler
fièrement ou en voyant les images officielles vantant nos équipements, nos
armées sont en situation d’attrition sévère : elles ne peuvent pas
renouveler et moderniser leurs capacités, elle ne peuvent pas les maintenir,
elles peuvent seulement les voir fondre. La moitié de nos hélicoptères sont
cloués au sol, nous n’avons pas les moyens d’engager nos chars Leclerc, nous
envoyons des hommes en OPEX avec du matériel obsolète en sachant que cela peut
leur coûter la vie, nous mettons en danger la vie de certaines sections en les
forçant à prendre des itinéraires plus dangereux mais « plus
économiques »… Sans parler de l’état des casernes et des véhicules. Sans
parler des soldats obligés de s’équiper à leurs frais pour maximiser leurs
chances de survie (ou pour minimiser leur chance d’y passer)…
La situation est donc déjà difficile à gérer, mais nous faisons de notre
mieux, car nous savons que la sécurité de nos concitoyens dépend de nos actions
au quotidien. Mais qu’en sera-t-il demain ?
Alors que les militaires attendaient un geste de la part de ce nouveau
gouvernement, alors que le Président avait promis une augmentation de budget,
alors que le monde est enflammé par les conflits, l’État a décidé, le 14
juillet, jour de fête nationale, qu’il faudrait au ministère des Armées faire
davantage d’économies. L’armée va donc devoir faire plus, avec moins. 800
millions d’euros d’économies. Amusant, quand l’on sait que, le 13 juillet, la
France versait à la Côte d’Ivoire près de 2 milliards d’euros pour… construire
un métro à Abidjan. Comme quoi quand l’on veut, on peut.
Nos ministres ont sans doute de bonnes raisons de nous demander un tel
effort : conserver notre note AAA chez Moody’s, ne pas creuser le déficit,
satisfaire aux directives européennes, préparer l’avènement d’une Europe de la
Défense… Nous n’allons pas leur apprendre leur travail. Mais nous nous devons
de leur dire qu’ils nous empêchent ainsi de faire le nôtre.
En forçant l’armée à concéder une énième baisse de budget, le gouvernement
met en péril la santé mentale et physique de militaires qui s’épuisent,
impuissants, à maintenir l’intégrité de la nation. Engager davantage de forces
– ce que l’époque nous obligera à faire – avec des moyens restreints relève du
suicide. Tirer les « dividendes de la paix » en affaiblissant le
ministère des Armées, c’est hypothéquer notre capacité de dissuasion et donc
notre souveraineté. Considérer le budget de notre armée comme une variable
d’ajustement, c’est considérer notre démocratie comme une variable
d’ajustement.
Nous ne faisons pas de politique : nous mourrons pour que d’autres
aient le droit d’en faire.
Les militaires ne se syndiquent pas, les militaires n’entrent pas en grève,
les militaires ont eu le droit de vote après les femmes. Et pourtant, nous
savons mieux que quiconque que vivre dans un pays libre ne va pas de soi. Quand
un militaire va glisser un bulletin dans l’urne, il sait que c’est sa vie et
celle de ses camarades qu’il remet en jeu. Et il accepte de le faire
volontairement, car habité par le sens du devoir, il ne craint pas de tomber
pour défendre les siens. Ce qu’il craint, en revanche, c’est d’être poignardé
dans le dos par ceux-là mêmes qu’il défend et ceux-là mêmes qu’il a élus. C’est
ce qu’est cette décision : un coup de poignard dans le dos.
Nous autres, militaires, sommes loyaux et légalistes. Nous sommes la force
de défense du pays et de la population qui le peuple. Nous obéissons donc aux
ordres de celui qu’ils ont choisi comme représentant. Peu importe que nous
soyons en désaccord avec ce dirigeant. Si tel est le choix du gouvernement,
l’armée fera des économies. Et, comme elle l’a toujours fait, l’armée
s’efforcera d’accomplir ses missions, de garder les mains propres et la tête
haute, sans faillir et sans subir. Et ce, quels que soient les moyens qu’on
nous accordera. Car nous, nous avons le souci de l’intérêt national.
Mais nous autres, militaires, ne sommes pas non plus ces idiots du village France
qui accepteraient sans broncher d’être foulés au pied. L’armée est une masse de
chiens braves et loyaux, guidés par des loups sages et prévoyants. Vous êtes,
Mon Général, notre loup. Vieux loup plein d’expérience, vous avez su rester
droit malgré les attaques d’un chiot qui a tout fait pour vous humilier
publiquement. Nous vous en sommes reconnaissants, car vous servez l’honneur de
l’institution. Mais au-delà de cela, vous êtes aussi le bras, la voix de la
grande muette, celui qui donnera ou non son accord à la mise en place de ce
plan budgétaire.
Depuis le 14 juillet, les militaires sont retranchés dans leur fort de
Camerone, attendant, haletants, d’être fixés sur leur sort. C’est à vous que
revient cette décision. Vous pouvez accepter ce nouvel affront, nous vous
suivrons malgré tout. Ou vous pouvez démissionner et, comme le capitaine
Danjou, sacrifier le bras pour sauver le corps, pour sauver l’honneur. Dans ce
cas-là, nous pourrons dire que l’honneur de l’armée sera sauf.
Nous sommes confiants dans votre discernement, Mon Général, et nous savons
que, quel que soit votre choix, vous le ferez dans l’intérêt de vos hommes,
dans l’intérêt de cette institution séculière qu’est l’armée. Et, par là même,
dans l’intérêt de la nation. C’est pourquoi, quelle que soit la décision prise
ce vendredi 21 juillet, nous l’accepterons et agirons comme nous l’avons
toujours fait : en soldats. Car nous ne souhaitons qu’une chose, pouvoir
faire notre travail.
Pour finir, Mon Général, merci de dire au président de la République qu’il
est effectivement notre chef, comme il l’a fort bien rappelé. Qu’ainsi, il a
toute notre obéissance. Mais il doit encore mériter notre respect. Et s’il
décide de maintenir ces coupes budgétaire, espérons au moins que ce chef des
armées – le premier à n’avoir jamais fait de service militaire – affichera un
masque de remords quand, dans la cour d’honneur des Invalides, il devra rendre
hommage aux soldats français tombés pour une politique budgétaire.
En vous demandant de m’excuser par avance pour le ton sans doute trop
familier de mon propos, je vous assure, Mon Général, de tout mon soutien et de
celui de mes camarades. Puissiez-vous faire rayonner sur notre jeune dirigeant
l’idéal du service public, du dévouement, de « l’honneur de vivre » ;
cela afin de l’épauler dans la tâche difficile qui est la sienne.
Veuillez recevoir, Mon Général, mes salutations dignes, sincères et
respectueuses.
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