jeudi 25 mai 2017

Le burkini, les seins nus, la République et la démocratie



Le sociologue Jean-Claude Kaufmann publie un livre sur l'affaire du burkini, qui a révélé une impasse entre laïcité et libertés démocratiques. Interview

Publié le  | Le Point.fr
Les plages sont des avant-gardes de la société. En 1995, Jean-Claude Kaufmanns'adonnait, dans Corps des femmes et regard d'hommes, à une sociologie des seins nus et montrait qu'à travers la banalisation du « topless » s'étaient joués une libération des femmes et un apprentissage du regard des hommes. Autres temps, autres mœurs, c'est un maillot de bain intégral, né en Australie, qui a affolé l'été dernier les stations balnéaires de France.
Pressé par les médias de fournir un avis tranché sur le burkini, le moustachu sociologue, spécialiste des « petits riens » du quotidien comme de la crispation identitaire, a préféré prendre son temps pour écrire un livre subtil. Refusant toute opinion binaire, son passionnant Burkini, autopsie d'un fait divers (Les liens qui libèrent) analyse les impasses de certaines féministes, l'essor des croyances remettant en cause la rationalité des Lumières, la complexité du voile musulman en Occident... Surtout, Kaufmann, pessimiste, avance que le pudique burkini est le révélateur d'une contradiction grandissante entre République et démocratie. D'un côté, la laïcité qui, à l'image d'un Manuel Valls, tend à se rigidifier. De l'autre, la liberté de choisir, y compris les opinions les plus intégristes et rétrogrades. Attention, avis de tempête...
Le Point : Pourquoi le 13 août 2016, la rixe à Cisco a-t-elle mis le feu aux poudres, alors qu'ironie de l'histoire, les femmes sur cette plage corse n'avaient pas de burkini, mais des robes traditionnelles ?
Jean-Claude Kaufmann : Avant Cisco, il y a eu des débats qui concernaient des lieux fermés. Des piscines et centres aquatiques ont été réservés aux femmes musulmanes, ou au contraire ont expulsé des femmes en burkini en s'appuyant sur des raisons hygiéniques. Mais c'est Cisco qui va représenter l'explosion majeure, avec au départ la terrifiante mécanique identitaire qui pousse à l'entre-soi contre les autres. Je cite cette phrase : « Portugais de merde » du Marocain Mustapha B. qui s'adressait en fait à un jeune d'origine tchèque, on est typiquement dans la réduction identitaire et l'incompréhension systématique. À partir de là, il y a un emballement et le burkini devient la polémique de l'été 2016. C'est apparemment un petit fait divers, mais tout le monde veut y mettre autre chose. Ça prend d'autant plus une dimension forte qu'on n'arrive pas à clarifier le débat et que tout se mélange : ce drôle de vêtement qui évoque la burqa des talibans, l'attentat de Nice, la nostalgie d'une France qui n'est plus, la laïcité des Lumières de plus en plus sur la défensive, les droits des femmes… On n'est pas arrivé à clarifier cette polémique parce que, sans doute – et c'est la conclusion de mon livre – il n'y a pas de solution. Le burkini n'est pas une petite affaire, mais le révélateur d'un grand problème, d'une impasse dans laquelle nous sommes aujourd'hui, avec l'opposition, autour du corps des femmes, de deux grands principes émancipateurs : la laïcité républicaine et la liberté démocratique.
 Pour les quelques femmes qui le portaient en France à l’été 2016, le burkini était plutôt une démarche d’émancipation 
Face à la complexité du sujet, il a fallu l'été dernier se positionner entre deux camps simplistes : « pour » ou « contre ». Le burkini a divisé le gouvernement, les féministes, les militants laïques et la gauche comme la droite…
Face à un emballement médiatique et émotionnel très fort, on arrive à une situation où il faut prendre parti. C'est ce qui s'est passé autour du Pacs ou du mariage homosexuel... On n'essaye plus d'être dans la compréhension des complexités, mais il faut se ranger dans un camp. Et si on ne le fait pas, on est inaudible. C'est une évolution de notre société, une fragilité de notre démocratie que l'été 2016 a particulièrement soulignée. Il y a une demande non seulement des médias, mais de la société entière d'avoir tout de suite une réponse tranchée : pour ou contre. Or, cet avis est très difficile à établir.
Vous présentez le burkini comme étant au départ un vêtement plutôt émancipateur et moderne. N'est-ce pas trop élogieux quand on sait qu'il a été certifié halal par le grand mufti de Sydney, un intégriste ayant qualifié le 11 septembre 2011 « d'œuvre de Dieu » ?
À l'origine du burkini, il y a le gouvernement australien qui, après les violentes émeutes raciales de Cronulla Beach en 2005, décide de mener une opération de com en recrutant des femmes musulmanes comme maîtres-nageuses. Le gouvernement passe commande d'un vêtement adapté. On est donc plutôt dans un esprit d'émancipation, et il faut rappeler que les islamistes n'aiment pas les femmes à la plage, et encore moins les femmes en train de se baigner. La créatrice du burkini, Aheda Zanetti, a effectivement fait appel à la caution très douteuse du cheikh Taj Aldin al-Hilali, qui a expliqué que le burkini évite le problème de la « viande à l'air ». Mais surtout, Aheda Zanetti a choisi ce nom malheureux qui évoque la burqa. Le mot de « burkini » a été à l'origine de bien des confusions, car il fait imaginer un voile intégral à la plage. Cependant, pour les quelques femmes qui le portaient en France à l'été 2016, c'était plutôt une démarche d'émancipation, avec l'idée d'avoir quelque chose de commode à porter pour avoir le droit au plaisir balnéaire. Mais l'été prochain, certaines personnes vont peut-être s'emparer du vêtement pour proclamer une affirmation identitaire. Ce n'est pas écrit d'avance, mais le burkini pourrait un peu changer de nature et se radicaliser.
 C’est mon choix, proclament ces femmes. Sauf que ce choix devient irréversible et les emporte dans un univers où il n’y a plus de choix 
De manière plus générale, vous assurez que le port du voile en France « relève beaucoup moins de la tradition que du mouvement moderne d'affirmation identitaire ». Pourquoi ?
On voit encore dans les rues des voiles traditionnels, avec des grands-mères qui ont leur fichu, un hijab souvent coloré. On sent qu'elles ont apporté ça de leur pays. Mais à côté de ce voile de tradition, il y a un nouveau type de voile qui part d'un choix individuel. Sur la question du rapport à l'identité, nous sommes dans une nouvelle société. Dans les sociétés anciennes, il y a un demi-siècle ou plus, il n'y avait pas de questionnement sur l'identité parce que celle-ci était octroyée par la place sociale que l'on occupait. Mais aujourd'hui, il y a une crise identitaire : chacun doit définir qui il est à partir de son histoire et de ses choix de vie. Qu'est-ce qui fait le sens de ma vie ? Notre société est un espace de liberté extraordinaire. On peut choisir son avenir et se redéfinir quand on le souhaite. Mais dans ce choix, il y a souvent un grand désarroi parce qu'on peut être quelqu'un ou son exact contraire. C'est une angoisse très moderne à se définir. D'où la tentation de se replier dans une croyance qui donne les réponses et des repères, y compris à travers des habitudes et des styles vestimentaires. Notamment les croyances de type islamiques qui fournissent toute une gamme de codes de comportement dans la vie quotidienne : « comment s'habiller ? », « comment manger ? »… Beaucoup racontent que quand ils rentrent dans ces croyances, c'est un apaisement, parce qu'ils se sentent mieux, plus sereins. Cette croyance protège et permet de le proclamer aux autres. Ce nouveau type de voile n'est ainsi pas un héritage du passé, mais quelque chose de très moderne, comme d'autres croyances qui se développent dans notre société.
Tous les sociologues montrent effectivement qu'en France, loin d'être imposé, le port du niqab (voile intégral) relève d'une quête identitaire personnelle. Les femmes font ce choix parfois contre leur entourage. Mais, d'une liberté, on peut vite basculer dans l'enfermement…
SOCIETE-LAICITE-RELIGION-VOILE-MANIF ©  PHILIPPE DESMAZES / AFP
Manifestations en 2003 contre l'interdiction du port de signes religieux à l'école. © PHILIPPE DESMAZES / AFP
Vous avez des cas de jeunes filles qui revêtent le niqab un peu comme si elles s'habillaient en punk, pour attirer le regard et affirmer une manière d'être à part, différente, avec un aspect provocateur. Mais le niqab n'est pas uniquement un déguisement, c'est aussi lié à une réflexion sur soi, une assurance intérieure, une force, une fierté. Ça, c'est dans un premier temps. Mais très rapidement, sans s'en rendre compte, on va s'installer dans une trajectoire d'existence qu'il sera extrêmement difficile de quitter. L'entourage joue rarement un rôle au début, ça vient d'une démarche individuelle. Les femmes en France n'adoptent que rarement le voile intégral forcées par les grands frères ou les maris. Mais ensuite, des personnes proches ou un prédicateur sur Internet peuvent devenir des référents en disant : « C'est bien ce que tu fais, mais il faut encore aller plus loin. » Et dans certains cas, cela peut aller très loin. « C'est mon choix », proclament ces femmes. Sauf que ce choix devient irréversible et les emporte dans un univers où il n'y a plus de choix.
Le voile peut devenir la norme dans certaines zones géographiques. Au départ, il faut de l'audace à ces jeunes femmes pour se voiler. Mais, comme vous le soulignez, le risque est qu'au bout d'un moment l'audace passe du côté de celles qui ne veulent pas se voiler…
Ce sont des processus évolutifs. Paradoxalement, la question du voile m'a rappelé mes travaux sur les seins nus. Comme celles qui ont ôté leur haut de maillot de bain sur les plages, les femmes en France qui mettent le voile s'affirment, osent et affrontent les regards. C'est la femme pionnière qui veut affirmer sa liberté personnelle face à une hostilité ambiante. Mais, progressivement, selon le contexte, la pratique peut se diffuser et se transformer en norme de comportement. J'avais ainsi constaté que sur des plages où les hauts de maillot s'étaient faits rares, les quelques femmes qui souhaitaient garder le leur se sentaient soudain stigmatisées, mal à l'aise. C'est le « chacun fait ce qu'il veut, mais... ». Plus on s'éloigne de la norme, plus on doit se justifier. Et ce mécanisme est beaucoup plus puissant pour le voile, parce qu'entrent en jeu des commandements divins. Il faut ainsi bien comprendre que choisir un jour de mettre un foulard, ce n'est pas qu'une décision individuelle. Au début, ça vient de soi, mais la décision va avoir un impact collectif, notamment sur la place des femmes dans la société.
 Le mot genre a soudain été diabolisé, et est devenu presque imprononçable, alors qu’il s’agit d’une évidence élémentaire des sciences sociales. 
Historiquement, le voile a pour fonction de séparer les femmes « honorables » des prostituées. Mais, paradoxe, plus leur corps est recouvert de tissus, plus il devient une obsession, là où les femmes topless sur les plages sont désexualisées…
Dans le monde musulman, les fondamentalistes sont obsédés par la question de la sexualité et du corps des femmes. Et c'est une fuite en avant sans solution, car plus l'islam rigoriste voile le corps des femmes, plus celui-ci devient en effet une obsession. On a connu ça aussi en France à la fin du XIXe siècle avec l'apogée du puritanisme. La moindre cheville exposée était d'une impudeur extrême. Alors que, paradoxalement, les poitrines nues des plages des années 70-90 ne relevaient absolument pas d'une attitude de séduction ou de sexualité, mais au contraire produisaient une sorte d'invisibilité du corps, de la même manière qu'on se déshabille chez le médecin. Il y a eu chez les hommes un apprentissage de l'œil pour apprendre à glisser son regard sur le corps des femmes sans le voir. Même si, bien sûr, il y avait dans les faits quelques voyeurs (rires). Mais on a assisté à une évolution des regards : le corps dénudé, comme dans le naturisme scandinave, devient un corps qui n'est pas impudique. Alors que plus on le cache en arguant d'un danger de déviance sexuelle et d'impudeur, plus il va y avoir une recherche de voir malgré tout. C'est un refoulement des désirs qui fait que ça peut exploser à certains moments. Remarquez d'ailleurs qu'on ne parle jamais du corps des hommes, alors que le corps des femmes est toujours un enjeu politique. Et spécialement dans le monde musulman, comme le montrent bien les textes de Kamel Daoud.
Vous êtes très pessimiste pour l'égalité homme-femme. Alors que le XXe siècle a vu des conquêtes spectaculaires, pourquoi craindre un retour en arrière ?
Je ne parle pas d'un retour aux années 50, parce qu'il y a des acquis solides. Mais nous ne sommes pas parvenus à l'égalité homme-femme. On se focalise sur les écarts de salaire ou la représentation des femmes en politique, mais l'écart est encore plus spectaculaire dans les tâches ménagères. Or, s'il y a une raison au plafond de verre, c'est bien celle-là, qui empêche les femmes d'avoir la même disponibilité pour les engagements publics. Cela fait longtemps que je dis que les derniers pas vers l'égalité seront les plus difficiles. Mais aujourd'hui, on voit en plus des signes qui s'accumulent faisant craindre une marche arrière. La montée des références identitaires – nationalisme, communautarisme… – s'applique aussi au genre, avec l'idée de redevenir à un « vrai homme » ou une « vraie femme ». L'aspect le plus visible est l'islam rigoriste, à l'image du phénomène de « redomestication » des femmes que l'on observe au Maroc et qui les éloigne de façon croissante du travail et de la sphère publique. Mais l'intégrisme catholique qui s'oppose à l'avortement pousse lui aussi à un retour en arrière. Le mot « genre » a soudain été diabolisé, et est devenu presque imprononçable, alors qu'il s'agit d'une évidence élémentaire des sciences sociales expliquant que la définition du féminin évolue historiquement.
 On a trop pris goût à la liberté pour l’abandonner. Mais, du coup, on va la restreindre de manière inconsciente 
Vous critiquez aussi les dérives d'un féminisme identitaire…
Des féministes différentialistes comme Christine Delphy, tenantes de la guerre des sexes, veulent développer une culture féminine opposée à la culture masculine et s'installer dans deux mondes différents, tout en revendiquant l'égalité. Les femmes doivent s'enfermer dans un communautarisme séparatiste, devenir un groupe identitaire face à un patriarcat vu comme « l'ennemi principal ». Mais on ne peut avancer vers l'égalité entre tous les individus – l'un des grands objectifs de notre démocratie – que si on avance ensemble avec un travail d'équipe homme-femme, notamment au sein du couple et dans les tâches ménagères qui sont un problème central. Tout ce qui renforce le clivage homme-femme et met en place une guerre entre les sexes alimente le processus inégalitaire. La femme plus « féminine », la mère plus « naturellement maternelle » vont, qu'on le veuille ou non, renvoyer les femmes vers l'univers de la famille et de la maison, et les y enfermer.
Or, à ce différentialisme qui engage dans une impasse, comme l'a très bien montré Élisabeth Badinter, s'ajoute maintenant un second différentialisme, culturel, contre l'Occident, venant des anciens pays colonisés, particulièrement en terre d'islam. Avec des soutiens des féministes différentialistes non musulmanes comme Christine Delphy. Les féministes islamiques se positionnent contre les hommes et contre l'Occident, tout en revendiquant l'égalité. Mais celle-ci devient de plus en plus difficile à atteindre justement à cause de leur positionnement. Elles produisent l'inverse de ce qu'elles croient, à cause de l'enfermement identitaire et religieux qui les entraîne dans une trajectoire de régression. Le voilement des femmes est un indicateur très clair de ce repli.
Selon vos travaux, n otre démocratie est en crise. Avant, elle se limitait au domaine politique et au vote. Mais, aujourd'hui, elle a envahi toutes les sphères de la vie, et « chacun est devenu son propre dieu »…
C'est un élargissement spectaculaire de la démocratie. Depuis l'après-guerre et notamment les années 60 – avec des mouvements comme l'émancipation des femmes ou la musique rock –, l'individu est placé au centre de sa propre vie. Il est sujet de son existence, avec des choix multiples dans tous les domaines : choisir son avenir, sa morale, son partenaire sexuel et sa vérité dans le cadre de la société de l'information. Il y a cinquante ans, on mangeait ce qu'il y avait dans notre assiette. Aujourd'hui, on doit se faire une opinion sur chaque aliment. Et cette hyper-démocratie s'élargit de plus en plus avec Internet. On peut, de manière instantanée, essayer d'avoir une réponse dans tous les domaines possibles. Au niveau intime, vous pouvez faire défiler des centaines de profils sur les applications de rencontre. Ça fait remonter du coup la nostalgie du village où tout était si simple et pour telle femme il y avait le choix entre « Jules » et « André ». Mais cette nostalgie est impossible : on ne pourrait plus revenir au fonctionnement du village, car on se sentirait enfermé, bridé. On a trop pris goût à la liberté pour l'abandonner. Mais, du coup, on va la restreindre de manière inconsciente avec des croyances ou, sur Internet, des filtrages fabriquant des groupes de personnes et d'informations conformes à nos propres opinions. On s'enferme dans des bulles qui ne communiquent pas entre elles, si ce n'est pour s'injurier. Dans le débat, on va commencer par affirmer « sa » vérité, qui est en fait une croyance. Face à cet autisme, le dialogue démocratique devient extrêmement difficile. On n'écoute plus l'autre, car ça peut être trop déstabilisant pour nos croyances. Ce soudain élargissement du fonctionnement démocratique débouche ainsi sur des problèmes nouveaux et de grandes difficultés. La modernité issue des Lumières se croyait fille de la raison. Mais la rationalité doit en fait composer avec de nouveaux univers de croyance. Et ces croyances contemporaines sont moins des reliques des temps anciens qu'un produit de la modernité la plus avancée.
 Aujourd’hui, on voit bien que la montée des revendications identitaires est en train de détruire la démocratie par le bas 
Mais en quoi République et démocratie s'opposeraient-elles de plus en plus ?
Quand on emploie les mots « République » et « démocratie », on a l'impression qu'on parle de la même chose. Mais ce sont deux principes émancipateurs qui ont une histoire différente et qui, sur le fond, s'opposent. La République, c'est quelque chose de transcendant qui vient d'en haut. Les grands programmes républicains de la IIIe République sur l'école et la laïcité instaurent une communauté qui va fonctionner ensemble autour d'une morale collective. La démocratie, elle, vient d'en bas, de l'individu avec ses revendications et ses attentes personnelles. Aujourd'hui, la République se désagrège. L'école, par exemple, doit être de plus en plus à l'écoute de chaque élève, différencier ses programmes et se détacher d'une morale collective. L'affaire du burkini montre bien que nous sommes arrivés à un point de contradiction insoluble entre République et démocratie, entre laïcité et libertés individuelles, et qu'il y a des choix très différents. Ceux qui privilégient la République ont tendance à aller vers des options de plus en plus autoritaires. À l'inverse, si on défend la liberté démocratique, on se heurte à des croyances et une contre-révolution identitaire remettant en cause l'utopie de la rationalité des Lumières.
La laïcité ouverte, dans l'esprit de la loi de 1905, est-elle dans une impasse ?
Écoute des autres, tolérance, accommodements raisonnables… La laïcité ouverte semblait vraiment être la bonne idée. En 1905, la position libérale d'Aristide Briand l'a emporté et on n'a pas interdit le port de la soutane non seulement parce qu'il s'agissait de la religion dominante, mais parce que le catholicisme était en déclin et ne représentait plus une menace pour la laïcité. Mais aujourd'hui, on voit bien que la montée des revendications identitaires est en train de détruire la démocratie par le bas. Il faut trouver le moyen de maintenir un cadre républicain. Comment ? Sans doute en faisant de la pédagogie autour des principes moraux du vivre ensemble. Je n'ai pas de solutions. Il faut en tout cas réfléchir et ne pas continuer à être sur le pont du Titanic au son des violons, car les icebergs sont devant nous. Je suis pessimiste mais attention, on reste dans une société de libertés avec un désir de vivre ensemble ! Les manifestations après l'attentat contre Charlie Hebdo m'ont rassuré, car on a été dans un mouvement de fraternité, d'amour, d'envie de trouver une solution pour que la société ne se disloque pas. Qu'on ait, comme Emmanuel Todd, pu critiquer cela est ignoble.
À l'image de la passe d'armes entre Manuel Valls et le New York Times , les médias anglo-saxons ont été sévères avec la France sur cette affaire du burkini. Mais quelques mois plus tard, Donald Trump est allé jusqu'à interdire l'entrée du territoire à des ressortissants de certains pays musulmans…

Le cas du burkini, avec ces images de gendarmes obligeant une femme à se déshabiller sur la plage, a provoqué l'incompréhension dans ces pays anglo-saxons. « Une absurdité française », selon l'éditorial du Times. Mais c'est loin de n'être qu'un débat français. Alors que la défense de la laïcité s'affaiblit en France, il y a ainsi un questionnement inverse dans les autres pays. Ceux qui ont été très engagés dans le multiculturalisme découvrent aujourd'hui ses limites.
« Il faut prendre la plage au sérieux », rappelle votre conclusion…
Les politiques ont été agacés par cette affaire du burkini, parce que la plage, ça ne fait pas sérieux. Les polémiques autour de l'école, d'accord, mais la plage, non ! Alors que le burkini est le plus grand révélateur de cette impasse entre République et démocratie dont je vous parlais. L'école est un espace institutionnalisé et intégré dans l'histoire de la laïcité, qu'on peut réglementer. La plage, elle, est l'avant-garde de la modernité, l'espace le plus symbolique de l'expression de la liberté, c'est-à-dire de cette démocratie de tous les jours. Ce n'est pas pour rien que le mot d'ordre de Mai 68 a été « sous les pavés la plage ». Le burkini, qui avait l'air d'un petit phénomène de rien du tout, a ainsi révélé une impasse majeure de notre modernité.
« Burkini, autopsie d'un fait divers », de Jean-Claude Kaufmann (Les liens qui libèrent, 199 p., 17 euros).

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