Pâques est déjà passé, mais l’apparition a tout l’air d’une résurrection. Ce mardi 25 avril, François Fillon est censé avoir disparu depuis quarante-huit heures, après son élimination au premier tour de l’élection présidentielle. Et le voici pourtant : il faudrait presque le toucher pour se persuader qu’il est bien vivant. Sa communicante Anne Méaux a organisé un pot dans l’hôtel particulier du XVIIe arrondissement où sont installés les bureaux d’Image 7, sa société. Il y a souvent des soirées, chez Image 7, et ce n’est pas une campagne présidentielle passée de la lumière prometteuse à l’obscurité définitive qui pourra bouleverser à elle seule cette propension.
Alors on trinque. Avant même que François Fillon ne rejoigne cette assemblée, une trentaine de petites et grandes mains de la campagne se servent en champagne ou en vin. Les visages sont certes creusés, mais les mines soulagées. Nul besoin de faire un dessin : chacun éprouve une certaine satisfaction à l’arrêt de ce calvaire. Chacun peut redevenir qui il était avant cette campagne impossible. Antoine Gosset-Grainville redevient avocat d’affaires, Bruno Retailleau patron des sénateurs Les Républicains, Anne Méaux retrouve ses clients, son business, et quitte — cette fois pour de bon — un monde politique qu’elle s’était juré de fuir depuis ses années Giscard et Madelin. Joseph Macé-Scaron, ex-directeur de la rédaction de l’hebdomadaire Marianne et plume officieuse de certains discours de François Fillon, se glisse entre les grappes d’invités. Caroline Morard, l’attachée de presse de l’homme politique, annonce qu’elle renonce à se présenter aux élections législatives, souhait un temps caressé, et s’amuse de décliner les propositions de journaux pour raconter ses derniers mois. Ceux de cette (més)aventure.
Il arrive. Chacun est poli, essaie de ne pas le fixer traversant la cour. Le personnage, c’est lui. Coupe de fines bulles en main, le grand brûlé de la campagne présidentielle paraît malgré tout détendu. Il alterne les conciliabules discrets au fond de la salle et les discussions badines au milieu. Un jeune lui montre sur son smartphone le détournement d’une vidéo de lui en meeting, arrachant ses vêtements, se saisissant d’un pistolet et tirant dans la foule. Fillon rit et lâche un commentaire acerbe au sujet des journalistes. Cibles imaginaires de ses coups de feu…
Puis Fillon s’en va. L’ex-candidat s’apprête à rejoindre l’écrivain François Sureau, macrono-filloniste devenu un soutien des dernières semaines, qui lit des textes religieux dans une église, à quelques centaines de mètres. Fillon s’en va mais ne coupera que progressivement avec son ancien monde. Le 2 mai, il revoit les élus Les Républicains à la Maison de la chimie. À cette même période, il dîne un soir avec les membres de sa garde très rapprochée, et, avec les mots de celui qui peine toujours à verbaliser l’intime, leur glisse : « Vous avez compris que je voulais vous dire merci. » Avec la garde formelle des Républicains, les liens se distendent plus vite : il n’échange pas un seul SMS avec le secrétaire général du parti, Bernard Accoyer. Concernant les journalistes, il s’amuse avec amertume du changement de ton : Jean-Michel Aphatie, le matinalier de Franceinfo, se montre plus prévenant pour obtenir un rendez-vous que lorsqu’il analysait sa campagne.
Chasse au chevreuil et SMS
Durant les élections législatives de juin, François Fillon observe ses amis se faire ensevelir sous la vague macronienne, face à des inconnus disposant simplement du bon tampon. Il prend soin de féliciter les survivants, comme le député du Vaucluse Julien Aubert : « Bravo Julien d’avoir pu résister. Amitiés. » Aubert lui avait envoyé un petit mot le jour de la passation des pouvoirs entre François Hollande et Emmanuel Macron. Les SMS sont parfois des MMS, comme celui envoyé à une amie : on y voit François Fillon au volant de son tracteur, à Sablé-sur-Sarthe, le visage masqué. En revanche, pas de carte postale de son discret séjour avec Henri de Castries. Les deux amis se sont envolés pour le Royaume-Uni afin de chasser le chevreuil — la gâchette politique a fait des ravages — dans les sombres forêts écossaises… Idéal pour réfléchir à la suite ? Dans son esprit, l’avenir s’écrira en partie à l’étranger — il a toujours rêvé de rejoindre le monde des affaires. Il parfait son anglais depuis le début de l’été, seul, sans faire appel à son épouse galloise. Il élabore le projet d’une fondation dédiée à la défense des chrétiens d’Orient, cause qu’il fut l’un des premiers à mettre sur le devant de la scène française, et pour laquelle il cherche activement des fonds.
Déception des élus, colère des juppéistes
La droite, elle, n’attend pas que son ancien candidat y voie plus clair sur sa carrière pour entamer l’inventaire du fillonisme. Autant le dire d’emblée : il n’a pas la cote. Philippe Gosselin, député réélu de la Manche, pointe la responsabilité personnelle : « C’est le comportement de François Fillon qui m’a déçu, dit-il, il s’est servi sur la bête. » Un de ses collègues gronde lui aussi sur l’homme, « aujourd’hui,complètement décrédibilisé » : « Autour de moi, les élus disent tous la même chose : il aurait fallu qu’il parte. » Mais la ligne ? « Cela manquait d’une vision de la société. La rigueur régalienne, c’est bien, mais ça ne veut rien dire… » En juillet, à l’heure d’un petit déjeuner pris juste avant de partir en vacances, un ancien ministre, grand ami d’Alain Juppé, explose : « La droite Fillon, c’est cette droite exilée de l’intérieur. Qui n’a toujours pas accepté la mort de Louis XVI. Je connais la complexion de cette droite. Elle se construit sur du ressentiment, or c’est du sable. On ne construit rien dessus. Il faut relire Bernanos : la première réponse à la désespérance, c’est l’espérance. Nous, les juppéistes, vous croyez qu’on n’a pas de couilles au cul ? Ce que l’on défend, ce n’est pas par confort, c’est par conviction ! »
En faveur du crucifié, il faut aller soutirer quelques bons souvenirs à de rares permanents du siège de campagne, situé près de la porte de Versailles. L’ambiance n’a jamais eu la réputation d’y être chaleureuse, mais on reconnaît à François Fillon d’avoir des collaborateurs de qualité au sein de son cabinet. On se remémore également un candidat très bon en interview. Surtout, on n’a pas oublié les forces contraires qui se sont affrontées durant toute la campagne, et ce, avant même que les révélations du Canard enchaîné ne viennent condamner tout espoir de victoire. Au lendemain de la primaire, le pôle projet tente de faire adopter des argumentaires orthogonaux avec la ligne qui vient de l’emporter. Les hommes appelés à servir François Fillon sont juppéistes, lemairistes, parfois même sarkozystes, mais très peu sont… fillonistes.
Patrick Stefanini, le directeur de campagne au passé si chiraquien, se voit impliqué dans une histoire idéologique qui n’est pas la sienne et qu’il a du mal à porter. Le juppéiste Vincent Le Roux, directeur adjoint de la campagne, monte l’entité “la France plurielle avec Fillon” en dépit de la stupéfaction de Bruno Retailleau ; le lemairiste Sébastien Lecornu, directeur adjoint de la campagne lui aussi, devenu entre-temps secrétaire d’État d’Emmanuel Macron, retoque un tract critique à l’égard du multiculturalisme.
Le refus de la transgression ultime
Se côtoient des gens qui ne font plus partie de la même droite depuis plusieurs années mais qui, aveuglés par le nom Les Républicains, pensent appartenir à la même famille. Entre ceux qui veulent amender le programme, tordre la ligne, et les soldats de la primaire, François Fillon semble trancher en faveur des seconds. « Je sens une ferveur, une détermination énormes, confie-t-il courant avril. C’est plus fort, plus présent encore qu’en 2007, et même 2012. » Il le souffle en remuant les mains comme s’il cherchait à palper cette colère sourde qui émane du public dans ses meetings. Fillon comprend que son succès à la primaire et sa survie dans cette campagne folle, il les doit à une promesse : la droite est de retour.
Sauf que le candidat ne parviendra jamais, au fil des semaines, à assumer la transgression ultime. Au moment de la manifestation du Trocadéro se pose la question d’accorder à Sens commun quelques-unes des 100 circonscriptions jusque-là réservées à l’UDI, les centristes ayant retiré leur soutien à Fillon. « Nous ne sommes pas prêts à investir des personnes sérieuses », décline alors Christophe Billan, le patron de Sens commun. Fillon gardera donc ses centristes, combattants transparents, emportant ses regrets : « Bien sûr que j’aurais dû m’en séparer, mais c’était impossible, j’étais trop faible, à ce moment-là, pour me passer de leur soutien. »
Le candidat défait plaide la naïveté. Dans la préparation de la campagne, d’abord, et dans son refus obtus de passer sa vie au scanner avant d’entrer dans l’arène, ce qui lui aurait permis, à tout le moins, d’anticiper les attaques… Naïveté, aussi, dans la sous-estimation de l’aversion d’une partie du pays pour cette France réac victorieuse de la primaire de la droite. Fillon liste in fine ses trois péchés capitaux : s’être dit “chrétien” au 20 heures de TF1 ; avoir promis l’interdiction de la PMA aux couples homosexuels et de la GPA, devenant ainsi la cible des lobbys LGBT ; sa position personnelle sur l’IVG achevant de le caricaturer : « J’ai compris trop tard que le système se retournait contre moi. »
De même qu’il comprend trop tard qu’il lui aurait fallu tirer des leçons politiques aux démissions de Thierry Solère ou de Bruno Le Maire. « Je le revois se rouler par terre pour obtenir le porte-parolat de ma campagne », enrage-t-il au sujet du premier, devenu, depuis, un député “constructif”. « Quand je pense qu’il m’a collé aux basques dès le soir du premier tour de la primaire, il me suivait partout, me marquait à la culotte », raconte-t-il à propos de Bruno Le Maire, désormais ministre de l’Économie. Mais de la défection des uns, François Fillon n’a pas osé en faire une promotion pour les autres. La messagerie WhatsApp de Bruno Retailleau aura beau être saturée d’échanges avec Frigide Barjot, ex-égérie de La Manif pour tous, la jointure ne sera jamais faite. Le candidat ne rencontrera Ludovine de La Rochère qu’après l’épreuve du Trocadéro. Sans jamais satisfaire à ses exigences programmatiques.
Oui, la campagne aurait pu être davantage assumée, murmure François Fillon au moment de la réexaminer. Oui, des marqueurs de droite auraient pu être mieux utilisés. Oui, l’intensité des coups l’a empêché de penser convenablement son message et l’a contraint, parfois, à se museler. Presque de quoi donner raison à Patrick Buisson. Lors d’une conférence tenue à Versailles le 16 mai, l’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy raille devant le public du théâtre Montansier une campagne filloniste « débutée en janvier à Las Vegas avec NKM », dans un salon consacré aux nouvelles technologies. François Fillon, accuse Buisson, « n’a pas voulu porter ce dont il était issu : la révolution conservatrice. Il a directement embrayé sur une campagne basée sur l’économie. L’alliance de l’électorat conservateur et populaire nécessite une personnalité particulière, que Fillon n’avait pas ».
Certains n’ont pas compris ce que voulait faire le candidat de la droite. Le président du Sénat, Gérard Larcher, a longtemps marché avec Fillon. Il raconte les compagnonnages avec Séguin ou Roselyne Bachelot. Il ajoute : « On était divers, on aimait la France, mais on ne discutait ni de Vatican II ni de Vatican III… » D’autres, comme Bruno Retailleau, ont au contraire eu le sentiment d’assister à l’avènement du nouveau « barycentre » de la droite.
L’intéressé a tranché. Sa droite se situe désormais dans le corpus du projet qui lui a permis d’emporter la primaire. Mais cette droite de la clarification idéologique, de la réconciliation entre la liberté d’entreprendre et l’acceptation de l’enracinement des valeurs, doit pouvoir parler à l’électorat populaire, et « freiner l’érosion des scores de la droite depuis les années 1980 », supplie-t-il. Pour faire en sorte que la refondation soit aussi une forme de restauration.